Projet 1

Le soleil de midi était d'une chaleur insupportable et d'une clarté cruelle, du genre sous lequel les pierres de Paris elles-mêmes semblaient renvoyer un éclat punitif.

La poussière, maladive, traînait en suspens dans l’air, soulevée par le martèlement incessant des sabots et le crissement des roues sur les pavés.

Le commissaire Armand Delatour chevauchait droit dans la selle de son demi-sang noir, à la tête de l’escorte, son uniforme d’une propreté irréprochable malgré l’étreinte écrasante de la chaleur de tous côtés. Son col lui enserrait la gorge comme un étau, et bien que le bord de son chapeau ombrageât ses yeux, il ne pouvait empêcher la sueur de perler sous le tissu. Il ne fit aucun geste pour l’essuyer. Autour de lui, une poignée de gendarmes armés chevauchait en colonne étroite et soignée, leurs sabres brillants et leurs carabines croisées dans le dos. Les chevaux, tendus et suffoqués, piaffaient, secouaient la tête, mais les hommes restaient fermes.

Entre eux montait le prisonnier, les rênes tenues par un garde.

Le capitaine Nicolas de Vieuxpont ne s’affaissait pas, ne courbait pas la tête. Il se tenait droit dans sa selle, raide d’orgueil, et c’était un bel homme dans la trentaine, aux épaules de soldat, à la mâchoire rasée de près. Même à cet instant, même dans ces circonstances, de Vieuxpont portait encore l’allure du respectable officier qu’il avait été.

Fils d’une famille bourgeoise de Normandie, issu d’une lignée d’avocats et de greffiers, il avait reçu une éducation convenable. Mais sa redingote maculée de poussière et ses bottes ternies trahissaient à présent les jours de détention, malgré l’absence totale d’excuse sur son visage. Delatour nota, avec une irritation contenue, que de Vieuxpont semblait considérer que la honte, en vérité, devait peser sur les gendarmes eux-mêmes.

Delatour serra les mâchoires et fixa droit devant lui. Cette impassibilité insolente le dégoûtait. Un voleur de poches, un ivrogne, un voleur de pain, même un insurgé, pavé en main — voilà des criminels sans ambiguïté. Mais celui-là, le capitaine de Vieuxpont, avait été officier de la Garde nationale. Il connaissait son devoir. Il avait choisi de le trahir.

Le cinq juin, rue du Cloître Saint-Merry, il n’avait pas mobilisé ses hommes à temps, avait laissé un flanc dangereusement exposé, et n’avait pas répondu lorsqu’on avait le plus besoin de discipline. Des rumeurs bruissaient de sympathies républicaines. Pour Delatour, il n’y avait aucun doute. C’était de la trahison, pure et simple.

Mais le peuple de Paris ne manque jamais une occasion de regarder et de jaser. Déjà les hommes se tenaient sur les seuils, les femmes penchées aux fenêtres, observant le cortège.

Des enfants sales et braillards zigzaguaient entre les fiacres pour voir le prisonnier, bouche bée. Les marchands, les grisettes posaient leur fardeau et se mettaient à chuchoter. Quelques-uns riaient, mais trop restaient silencieux, murmurant, les yeux trop longtemps posés sur la silhouette droite du capitaine.

De la sympathie. Delatour la vit sur trop de visages, et il la haït.

Le soleil brûlant cognait son chapeau et lui traversait les épaules à travers l’uniforme. Le souffle de sa monture était court, ses rênes poisseuses sous le cuir de ses gants. Il chevauchait en silence, rigide, un peu furieux.

Il valait mieux, pensait Delatour, affronter de front une barricade en furie que cette pitié voilée, ce respect insinué que le peuple gardait pour un traître à leur goût. Mieux vaudrait guillotiner un voleur de ruelle qu’exhiber un officier instruit qui avait trahi son poste.

Mais la colonne avançait vers l’ouest, vers le Septième.

Bientôt, ils atteindraient la caserne où le prisonnier serait enfermé et gardé. Et bientôt, Delatour devrait encore rencontrer le commissaire Maes, chargé de cet arrondissement. Ce n’était pas perdu pour Delatour que, précisément aujourd’hui, Maes — ce Lillois affable et poli, au physique sec, nerveux, plus mince que lui — lui inspirait toujours la même crispation. Maes avait parlé trop librement de la tutelle de Delatour sur Claire Fournier. Il avait, semblait-il, lu le Supplémentaire. Delatour n’attendait donc rien de plaisant de leur entrevue.

La chaleur, loin de faiblir, sembla redoubler lorsque la colonne tourna dans l’ombre de la caserne du Gros-Caillou. Le bâtiment s’élevait, large et austère, rectangle de pierre pâle, aux fenêtres hautes et grillagées, son toit de tuiles brillant sous les coups du soleil. La vaste cour de parade n’abritait que quelques conscrits épars, traînant leurs bottes dans l’éclat de midi. Un nuage de poussière irritait les yeux de Delatour ; l’odeur d’écurie lui saisit les narines ; et plus loin, la Seine renvoyait la lumière en un éclat aveuglant.

Le portail principal était haut, clouté de fer, flanqué de deux sentinelles en culottes blanches et habits bleus tout neufs. Leurs fusils brillants pointaient vers le ciel. À l’approche de Delatour, l’un d’eux lança d’une voix jeune qui s’efforçait de sonner grave :

— Halte-là ! Qui vive ?

— Police, Quatrième arrondissement, répliqua Delatour d’un ton net, celui qu’il réservait à toutes ses rondes.
Il tendit l’ordre plié, ganté, et déclara :

— Transfert d’un prisonnier. Sur ordre du Préfet.

Les sentinelles le regardèrent avec suspicion, jetant un œil au cavalier raffiné qui suivait. De Vieuxpont, toujours fier, toujours insolent, ne cilla pas. Delatour mâcha l’intérieur de ses joues, sa monture trépignant sous lui.

L’un des sentinelles appela, et le guichet s’ouvrit. Un autre soldat, jeune, maigre, dégoulinant de sueur, accourut prendre l’ordre. Delatour mit pied à terre, ses bottes claquant lourdement sur les pavés. Il s’avança vers les jeunes hommes, tendit le papier avec une précision raide, exécutant sa tâche sans rien laisser paraître.

— Capitaine Nicolas de Vieuxpont, Garde nationale.

Il énonça simplement.


— Accusé de trahison, le cinq juin, rue du Cloître Saint-Merry. À détenir ici, en attente des suites.

Le jeune soldat cligna des yeux, puis s’inclina bas — bien trop bas pour un simple subordonné — et emporta l’ordre. Delatour se retourna aussitôt, donna un ordre sec à la colonne, observa les chevaux qui frappaient les pavés. Les gendarmes, mal à l’aise, restaient figés. La foule, discrète mais présente, n’avait pas fui. Elle murmurait toujours. Elle guettait, comme si la caserne n’était qu’un rideau prêt à s’ouvrir.

Le temps s’étira. Delatour, près de son cheval impatient, poings serrés sur les rênes, sentait la sueur couler sous son col, piquer ses tempes. Il jeta un regard vers de Vieuxpont. L’homme, toujours à cheval, toujours droit, semblait attendre une inspection plus qu’un enfermement.

Delatour se souvint soudain de Jean Mercier et du jeune Adrien Beaumont, retrouvés éventrés à l’entrée d’un égout. Il se souvint de sa propre captivité à la barricade. Du petit Étienne, abattu net. Et du formulaire Supplémentaire qu’il avait signé pour Claire Fournier — la protéger, car l’insurrection l’avait laissée orpheline, sans fiancé, sans avenir.

— Tout ça pour rien, souffla-t-il, furieux.

La porte s’ouvrit enfin. Le soldat revint, accompagné d’un homme propre, net, plus élégant.

Commissaire Auguste Maes. Évidemment.

— Commissaire Delatour, dit Maes avec aisance, inclinant légèrement la tête, sa voix aussi polie que savamment modérée.

— J’avais eu mot de votre venue. Mais, mon Dieu, vous avez dû souffrir sous ce soleil de plomb.

Delatour ne répondit pas à cette civilité vide. Il déclara simplement, sans détour :

— Le prisonnier est ici, sous escorte, Commissaire Maes. Sur ordre de la Préfecture, il doit être reçu et gardé.

Sa voix était plate, rugueuse, dénuée de tout ornement, aussi froide que la pierre.

Maes reçut l’information avec un hochement de tête discret, puis tourna à demi le torse pour faire signe à un lieutenant d’un simple mouvement de doigts gantés. L’officier, jeune et zélé, accourut aussitôt, ses bottes raclant la poussière, et Maes lui remit l’ordre plié accompagné d’une instruction murmurée. Le lieutenant aboya quelques mots vers deux hommes, et en un instant, de Vieuxpont fut sommé de descendre de cheval.

Le capitaine s’exécuta avec la légèreté d’un homme qui avait encore toute sa dignité. Ses éperons tintèrent contre la pierre. Il se tint presque au garde-à-vous, comme s’il se présentait à une revue, et non à l’enfermement. Un des gardes s’empara des rênes de sa monture et mena l’animal vers l’intérieur. La foule, contenue par les murs et les grilles, se mit à bruire, un murmure roulant et ondulant comme la marée contre la jetée.

Delatour serra la mâchoire.

— Faites mener l’escorte et leurs montures à l’abreuvoir, ordonna Maes à un sergent proche. Celui-ci s’exécuta aussitôt.

Les gendarmes de Delatour semblèrent soulagés de lâcher bride, marchant vers les écuries au fond de la cour, autant assoiffés que leurs chevaux.

Le calme tomba alors, presque étrange, percé seulement par le bourdonnement des mouches et les craquements lointains du cuir.

Maes se retourna, esquissa un sourire mesuré.

— Pardonnez-moi si j’insiste pour que nous poursuivions à l’intérieur, Commissaire Delatour. Il y a une pièce ici que j’utilise volontiers lors de mes passages à la Caserne. Nous y serons bien plus au frais. Venez.

Sa voix était égale, presque mondaine, mais sous cette urbanité se devinait l’insupportable politesse d’un homme qui ne cède jamais rien.

Delatour l’observa un instant, ses joues se creusant à nouveau tandis qu’il mordait l’intérieur de sa joue. Il savait qu’un refus de cette hospitalité professionnelle serait mal perçu, mesquin. Il acquiesça d’un signe bref, sec, suffisant pour clore la question.

— Comme vous voudrez, Monsieur.

Il confia les rênes de sa monture à un garçon d’écurie en attente, et emboîta le pas à Maes. Ses bottes frappaient le pavé avec fermeté. Derrière eux, la grille se referma d’un claquement sourd. La ville s’effaçait.

La façade large de la caserne les engloutit, et ils passèrent sous l’arche dans un couloir frais, saturé d’ombre, d’effluves de chaux et de foin, jusqu’à une porte.

Le bureau que Maes utilisait à la caserne n’était ni opulent ni misérable, mais portait l’empreinte d’une autorité temporaire. Un lieu fait pour servir, non pour impressionner. Les murs blanchis à la chaux étaient nus, à l’exception d’un crucifix de bois et d’un ordre du jour encadré, signé du Ministre de la Guerre. Les persiennes grandes ouvertes laissaient entrer une lumière écrasante. Cela n’apportait guère d’air, sinon un souffle chargé de poussière et d’écurie.

Au centre, un bureau de chêne usé était couvert de registres impeccablement empilés, comme une preuve silencieuse du souci du détail de Maes. Sur le buffet, un pichet d’étain perlait de condensation.

Delatour entra à sa suite, ses bottes claquant sur les dalles, le poids du soleil encore sur les épaules. Maes désigna deux chaises simples, robustes. Les deux hommes retirèrent leurs chapeaux. Delatour posa le sien très précisément au coin du bureau avant de s’asseoir, le dos droit, les genoux bien écartés, les mains grandes ouvertes sur les cuisses, prêt pour une sorte d’interrogatoire.

Maes, lui, s’installa avec aisance, s’inclinant juste assez pour affirmer son autorité sur la pièce.

Après un silence bref, Maes se leva, prit le pichet et versa deux verres d’eau. Il en posa un devant Delatour, avec une économie de gestes étudiée. Delatour inclina à peine la tête, leva le verre, et but plus profondément qu’il ne l’aurait voulu, avalant avec la même précision que celle qui régissait tous ses mouvements. Son gosier travaillait comme une machine. Il reposa le verre, vide, sans un bruit.

Ce n’est qu’alors qu’il glissa deux doigts dans la poche intérieure de sa veste d’uniforme pour en tirer un carré de lin. Un mouchoir blanc, soigneusement plié ce matin-là, brodé aux bords d’un motif élégant de vigne, et en son centre, l’initiale d’une main jeune et appliquée.

Il le pressa un instant contre son front pour éponger la sueur. Puis, la tempe. Ses doigts restèrent un peu trop longtemps. Il caressa du pouce les lettres brodées.

Cela le saisit sans prévenir. Dans son esprit surgit Claire Fournier, éclairée à la lueur des bougies du salon, lui glissant timidement le mouchoir dans la main, ses yeux baissés d’incertitude. Il raffermit sa bouche, repliant le tissu avec le même soin méthodique, et le rangea dans sa paume.

En relevant les yeux, il vit que les yeux pâles de Maes avaient effleuré un instant le mouchoir, puis s’en étaient détournés.

Delatour expira par le nez.

Dehors, un cheval mal dressé s’ébroua dans la cour. Un cliquetis de harnais, un cri d’officier. Maes fit tourner légèrement son verre, observant la course des gouttes. Son sourire courtois reparut — trop poli, trop lisse.

— Temps insupportable, dit-il enfin, pour combler le vide.

Sa voix portait la nonchalance d’un bourgeois du Nord, habitué aux banalités élégantes.

— Paris est un four, à midi, l’été. Il faut plaindre ceux qu’on y force à marcher.

Delatour haussa un sourcil, une fraction de seconde, mais sa réponse fut sèche, plate :

— La ville tiendra. Comme elle tient toujours.

Maes eut un petit rire, sans se froisser, et but une gorgée.

— Elle tient. Elle a toujours tenu.

Il posa son verre avec précision, son regard se fixant sur Delatour. Son ton était toujours aimable, mais dans ses mots flottait une vigilance méthodique.

— Vous savez, Monsieur le Commissaire, reprit-il après une pause, je dois vraiment vous présenter mes excuses pour une remarque faite l’autre soir… aux Frères Provençaux, en présence de nos collègues. J’ai peur d’avoir offensé.

Delatour se raidit visiblement au souvenir. Il ne parla pas. Ses doigts se crispèrent un instant sur le bord du verre vide, puis s’aplatirent à nouveau. Son épaule se haussa dans un geste incertain, son épaulette effleurant sa mâchoire.

Maes, qui observait avec la précision clinique d’un examinateur, laissa passer un instant de plus avant de poursuivre avec cette finesse acérée qui irritait tant Delatour.

— J’ai parlé, alors, de mon fils. Vous me pardonnerez, j’espère, ce qui a pu passer pour une présomption. J’ignorais que le sujet du mariage de Mademoiselle Fournier pouvait être aussi… délicat. Ce n’était qu’un réflexe paternel, non une prétention. Mon fils est notaire, comme je l’ai dit. Posé, employé, calme, sans encombre, un peu fade peut-être. Mais en le mentionnant, je ne songeais pas à vous offenser.

Les yeux de Delatour se rétrécirent. Ses lèvres se pincèrent. Il ne pouvait ni confesser l’indignation qu’il avait ressentie ce soir-là, entre la bouillabaisse et le vin, ni congédier Maes sans manquer à son rôle de tuteur.

Son silence fit office de réponse. Mais enfin, il articula, d’un ton sec et tranchant :

— Le sujet ne mérite pas davantage de discussion.

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